Avant j'étais super réglée sur le temps de "l'actif" : comme toutes les mères qui travaillent, le temps devait être rentabilisé, optimisé : j'ai 30 minutes devant moi , j'en "profite" pour faire la vaisselle, débarrasser la table du petit déjeuner, faire réchauffer les plats préparés la veille en respectant l'équilibre alimentaire , les goûts et les convictions de chacun !
Je place un échantillon de plats différents sur la table, livré aux estomacs de tailles inégales !. Entre temps, j'ai oublié, le pain ou la carafe d'eau ; l'assiette du petit a refroidi, je bénis l'inventeur du micro-onde et quand je me rassois les 2 grands ont avalé la viande et le riz en laissant mes légumes cuits et ma salade de concombre à la grecque ! Finalement, je grignote un bout de pain avec du chèvre et je finis l'assiette trop copieuse de mon petit. Je mets la vaisselle sale dans le lavabo et me pose 15 minutes avant de reprendre la locomotive du temps de "l'actif" et courir bringuebalée dans la roue du hamster en cage ! Je repars au boulot, métro, courses, cuisine, devoirs, papiers, bain, dodo, et ...surcharge mentale !
Ce temps là est en complète contradiction avec le temps biologique . La maladie m'a forcé à régler mon horloge sur le temps du corps, long, lent . Un temps qui n'a le temps d'être pressé ! Un temps qui ne s'égrène pas en jours mais en mois, voire en années ! Le temps de la réparation des tissus - cicatrices internes et externes, moelle osseuse et ses précieux trésors immunitaires - m'a inscrite dans une autre dimension temporelle : celle de l'écoute de mon corps, qui me rappelle et m'ordonne le repos ou l'activité. Cela m'a obligé à m'enraciner dans l'ici et maintenant.
Ce temps du corps échappe à la logique comptable du monde moderne, il exige d'organiser son agenda en respectant ce rythme d'équilibrage entre le faire et le rien faire, en s'octroyant toujours le droit de renoncer . Renoncer à une invitation, à une balade en forêt si les séquelles du cancer prennent le dessus en dépit de ma volonté. ll m'a fallu ajuster mes désirs de faire plein de choses et le dur principe de réalité d'un corps souffreteux, en rééducation permanente ! Car non, ce n'est pas parce que le mot rémission est prononcé, répondant pourtant à toutes nos attentes, nos désirs, nos prières , que tout à coup, l'oasis rencontré en plein désert devient un océan de douceurs ! Non : le corps met au moins un an avant d'éliminer la chimio, et oui j'ai des séquelles longues et peut-être irréversibles.
Comme beaucoup, je suis tombée dans le piège du "rémissionaire" débutant lorsqu'après m'être effondrée de joie en apprenant que ma pause thérapeutique était prolongée, je suis partie toute pimpante faire 3 tours de stade. PAF, j'ai fini en trainant ma basket "respect des formes du pieds" à cause une tendinite carabinée. En plus de mes neuropathies périphériques, responsables d'affreux désagréments ( que je détaillerai dans un autre post), je suis arrivée penaude devant ma kiné, la suppliant de me soigner ce pied enflammé !
Qu'à cela ne tienne , mon maloin de grand père a dû me rendre visite d'entre les morts et m'envoyer des signaux subliminaux pendant mon sommeil car j'ai continué à m'entêter dans des défis de performance physique, tellement persuadée de cette recommandation d'activité physique adaptée pour limiter les risques de récidive ( j'ai déjà donné une fois, cela m'a suffi !). Je m'en suis fait ma devise, mon hymne : me bouger pour continuer à survivre et espérer guérir. J'ai posé un drapeau à l'effigie du sport , sur ce nouveau corps d'ancien combattant que je voulais gratifier d'une bonne hygiène de vie, faite de poissons, fruits et légumes et sport !
Oui j'ai remporté quelques victoires : 20 longueurs de piscine, 6 kms de marche autour d'un lac, au prix de crampes et de pieds gonflés ! Je me suis entêtée jusqu'au jour où, à la gym douce, j'ai sangloté sans contrôle, en observant mon corps incapable de lever la jambe à un angle pourtant attendu même pour une mamie de 75 ans ! Les "gymnastes" à la crinière banche et touffue regardaient interloquées mes cheveux poivre et sel en début de pousse surplombant ce corps si peu agile, si lourd, si maladroit, essayant tant bien que mal de faire bonne figure devant la coach passionnée et hyper enthousiaste !
J'ai mis quelques mois avant d'oser y retourner, non pas pour le regard des autres, - je m'en fichais déjà pas mal, maintenant c'est encore pire !- mais pour éviter de devoir me confronter à propres mes limitations corporelles et au deuil - nécessaire- de ma forme physique d'avant.
La théorie des petits pas m'aide beaucoup : se satisfaire et célébrer les marges de progrès effectués. Je me revois encore hurler de joie en recevant ma 1ère analyse de sang normale depuis des mois : "Chéri, je suis trop contente, mes globules blancs sont remontés à 6 !! Mon hémoglobine est à 132 !!" Taux qui, pour les cancéreux signifient beaucoup car synonyme d'énergie, de capacité respiratoire et de bonne mine !!! Sans oublier, dans ce contexte covid, un système immunitaire d'attaque !
Désormais, je fais en sorte de ne pas me mettre en difficulté avec un agenda surchargé, qui d'emblée va me ramener au temps à rentabiliser. J'aménage mon emploi du temps selon ce critère et je me garde toujours une marge et une porte de sortie au besoin. Cette nouvelle façon de m'organiser m'offre un vrai confort mental : je ne me mets pas en situation d'être frustrée parce que je n'arriverai pas à cumuler les activités, je ne cherche pas la performance, je préviens mes amis qu'il est possible que je décommande à la dernière minute.
Certes avec les contraintes de la vie professionnelle, la tentation de se resynchroniser au temps de l'actif, au temps rentabilisé, est grande, parce qu'on ne peut pas toujours s'offrir le luxe de conserver des plages horaires "vierges".
Pourtant, je pense que
- pour mettre toutes les chances de mon côté,
- mettre à distance les facteurs propices à la récidive comme le stress, - ou plutôt la façon de le gérer ( cf voir la vidéo de Servan Schreiber dans ma vidéothèque) - et comme le surmenage, danger qui plane plus sur les cancéreux : en effet, même en rémission, la fatigue est généralement durablement installée, donc le curseur du surmenage est bien plus bas que celui d'un bien portant. La résistance est plus faible. Aussi, cette nouvelle donnée est essentielle à prendre en compte dans la gestion de ma nouvelle vie quotidienne. Pour moi, il est impensable de reprendre mon ancien rythme : effréné, décalé par rapport aux besoin de mon corps.
Maintenant, je sais profiter des 30 minutes pour prendre soin de moi, me faire plaisir, ou juste paresser en regardant la vie s'écouler par la fenêtre.
Depuis, je séquence les tâches ménagères et administratives : à chaque jour suffit sa peine. Je m'allège de la pression de la perfectionniste que j'étais à jamais insatisfaite, toujours dans le jugement et souvent maltraitante avec moi même. En révisant mes priorités, je me suis dépouillée de fardeaux inutiles, et j'essaie le plus possible de m'amarrer dans le présent.
Sachant cela, même dans le monde de l'actif, du travail, il faudra bien s'accorder et défendre le droit à des micro-temps de pause et de repos.
Un employé dont on extrait tout le jus n'est pas productif durablement.
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